Parlez-moi d'amour



Orange

Et Gaïa offrit à Zeus et à Héra, comme présent de noces, une coupe d’orange    
Mythologie grecque.


Le carnaval battait son plein.
La multitude empêchait de reconnaître son voisin dans les mouvements de foule qui faisaient tourner les têtes…
Les tissus des déguisements bariolés volaient au-dessus des chevelures hirsutes, comme des rubans d’aurores boréales.
Les femmes et les hommes se mêlaient, dans les gestes, les mouvements de reins, les ondulations des corps, les rires aigus, les yeux écarquillés, les bouches rouge sang tordues de rires ou de spasmes. Chacun se confondait avec son vêtement, et on ne finissait par voir qu’un bouillonnement d’étoffes flottant au gré des balancements humains, sans rien sentir d’autre de la vie qu’une palpitation frénétique et dissolue.
Des chants d’ivresse s’élevèrent soudain, et une voix de ténor se distingua. Un homme, en toge orange, le visage rougi de fards et d’alcools, simulait des tableaux obscènes et avec une immoralité d’éthylique et se livrait à des gestes lubriques. La foule s’arrondit autour de lui, formant une spirale hilare de gens avides de désordre. Dans une débauche de grimaces, l’homme hurlait des refrains paillards en illustrant ses paroles de déhanchements appropriés. Les hommes riaient à gorge déployée. Les femmes, au début plus discrètes, émettaient quelques gloussements, puis se lâchaient peu à peu. L’homme encouragé, s’agitait de plus belle. Derrière lui, la foule des travestis se mit à déambuler dans les rues de la ville, scandant d’onomatopées évocatrices les grossièretés des rengaines. Dans la tension qui montait, certains hommes se mirent à jurer sans retenue, d’autres à se livrer sur des femmes à des attouchements hasardeux, puis indécents, que leur permettaient l’ivresse et la promiscuité.
Le défilé prit des allures de bacchanale…
Un parfum de luxure envahit les narines.
Les instincts bestiaux occultèrent la bienséance.
Des lèvres molles s’évadèrent le quotidien. On rotait le poli. On pétait le convenable. A la place de ce qui avait été des hommes, surgirent des monstres de carnaval sans contrôle du rationnel, se livrant à des forces élémentaires insondables, plongés dans un violent désir de chaos !
L’homme à la toge se rua soudain sur une porte qu’il défonça à grands coups d’épaules. A sa suite, des dizaines d’individus déchaînés firent irruption dans une immense salle, où avaient lieu des noces. Au centre, derrière une table nappée de blanc sur laquelle s’évasait une vasque remplie d’oranges, les jeunes mariés poussèrent en même temps un cri d’effroi et de surprise, vite happé par les chants tonitruants. Comme un essaim de guêpes, la foule envahit la pièce.
La mariée fut soulevée du sol et portée de bras en bras par les bêtes féroces. Sa robe de mousseline blanche volait au milieu des couleurs. On la déposa en sacrifice aux pieds de l’homme à la toge. La bouche tordue, les yeux révulsés, il se jeta sur elle, arracha la robe puis la viola dans une débauche de frous-frous blancs et safranés, sous les cris excités de la foule et les hurlements de détresse de la famille.
Le mari, qu’on avait lâché pour mieux profiter du spectacle, empoigna un couteau, et, marchant littéralement sur les hommes qui râlaient et soufflaient comme des bêtes, plongea sur le violeur, lui enfonça son arme dans le dos.
Une tache rouge sur son habit orange, il s’effondra, sans vie.



Elle arriva devant l’immense portail gris. On la fit entrer par un portillon. Timidement, elle avança en suivant le gardien qui ne dit pas un mot. De hauts murs en pierre entouraient une cour carrée. Elle se sentait toute petite. Intimidée. Triste. Absurde.
Quand elle entra enfin dans le parloir de la prison, elle déposa devant son mari un panier rempli d’oranges.